Le Tribunal de l’Union européenne remet le débat sur la gestion collective des droits d’auteurs à l’honneur en annulant la décision de la Commission européenne condamnant 24 sociétés de gestion collective des droits d’auteur membres de la CISAC (International Confederation of Societes of Authors and Compositors), dans le cadre de l’application de l’article 81 du traité CE (devenu article 101 du traité sur le fonctionnement de l’UE).
La gestion collective des droits d’auteur est un sujet brûlant, qui touche à des enjeux financiers importants et à des problématiques culturelles de premier ordre. L’arrêt du Tribunal fait suite à une longue instruction de près de 5 années. La solution était attendue. Dans ses arrêts, dans lequel les problématiques culturelles ne seront finalement pas abordées, le Tribunal tranche le conflit sous l’angle de l’administration de la preuve d’une pratique concertée.
1. La gestion collective des droits d’auteur: un système critiqué
La décision de la Commission portait sur les conditions de gestion des droits d’exécution publique des œuvres musicales et d’octroi des licences correspondantes en ce qui concerne les modes d’exploitation par l’Internet, le satellite et la retransmission par câble.
Les droits des auteurs (paroliers et compositeurs) sur les œuvres musicales sont gérés par des Sociétés de Gestion Collective (SGC). Il en existe dans la plupart des États membres. Au Luxembourg, c’est la SGC française, la SACEM, qui est compétente.
Ces SGC détiennent un répertoire d’œuvres que les auteurs leurs ont confié en gestion. Elles sont ensuite chargées d’accorder des licences sur ces répertoires, et de veiller à ce que chaque auteur perçoive la rémunération qui lui est due pour les exploitations de ses œuvres.
Cette gestion des droits d’auteur à l’échelle européenne repose sur un réseau d’accords de représentation réciproque, conclus entre les différentes SGC, par lesquels elles se confient mutuellement le droit de concéder des licences sur leurs répertoires respectifs.
Ainsi, chaque SGC conclu un accord de représentation réciproque avec l’ensemble des autres SGC membres de la CISAC, afin de se voir reconnaître la possibilité d’accorder des droits sur l’ensemble des répertoires des autres SCG.
Ce système est vivement critiqué par de nombreux acteurs du marché, en particulier pour ses dysfonctionnements, ses lenteurs, et son inadéquation aux exigence d’une univers où la demande en ligne a sensiblement modifié les schémas traditionnels. Enfin, son manque de transparence est fortement décrié, et une réforme se fait pressante.
2. La décision de la Commission: la prétendue pratique concertée
Dans sa décision, la Commission a considéré que trois clauses étaient contraires à l’article 81 CE : premièrement, les « clauses d’affiliation », contraignant en substance les ayant droit à confier leurs droits à la SGC de son pays ; deuxièmement, les « clauses d’exclusivité », par lesquelles les SGC s’attribuaient mutuellement des droits exclusifs, de sorte qu’aucune autre SGC n’aurait pu octroyer de licence sur le territoire d’une autre SGC ; troisièmement, les « limitations territoriales », par lesquelles les SGC se limitaient réciproquement le droit d’octroyer des licences sur le territoire respectif de chacune d’elle, de sorte que la couverture géographique d’une licence se trouvait limitée au territoire national de la SGC ayant concédé la licence.
Le deux premières clauses étaient contraires à l’article 81 TCE par leur objet.
Quant aux limitations territoriales, la Commission a considéré qu’elles étaient le résultat d’une pratique concertée qui restreint la concurrence. Selon la Commission, le fait que des limitations territoriales nationales soient conclues dans touts les accords de représentation réciproque de l’ensemble des SGC, constituait un comportement parallèle qui s’expliquait nécessairement par l’existence d’une concertation entre les SGC. En effet, par ces limitations, les SGC se garantissaient mutuellement que chacune resterait la seule compétente sur son propre territoire sans subir de concurrence des autres. Selon la Commission, ce comportement ne pouvait s’expliquer par les lois du marché.
En pratique, ces limitations territoriales uniformes avaient pour effet d’empêcher l’octroi de licences multiterritoriales, permettant à un utilisateur d’obtenir une licence unique valable pour plusieurs territoires. L’utilisateur désirant diffuser sa musique sur plusieurs territoires était par conséquent contraint de s’adresser à autant de SGC que de territoires sur lesquels il voulait utiliser les droits.
3. L’arrêt du Tribunal: l’administration de la preuve
Le Tribunal a confirmé la décision de la Commission s’agissant des clauses d’affiliation et des clauses d’exclusivité, qui étaient jugées contraires au règles du traité.
En revanche, il a considéré que la Commission n’avait pas rapporté la preuve de l’existence d’une pratique concertée s’agissant des limitations territoriales. Le seul constat d’un comportement parallèle, à savoir l’existence de limitations territoriales uniformes dans chacun des accords conclu entre les SGC, n’était pas suffisant.
L’arrêt du Tribunal présente à cet égard l’intérêt de rappeler les principes applicables s’agissant de la charge de la preuve, question des plus sensibles s’agissant de pratiques de concertation, qui se déroulent en général dans la plus grande clandestinité.
Le Tribunal a ainsi confirmé la jurisprudence antérieure selon laquelle :
« Lorsque le raisonnement de la Commission était fondé sur la supposition que les faits établis dans sa décision ne pouvaient s’expliquer autrement qu’en fonction d’une concertation entre les entreprises, il suffisait aux requérantes d’établir des circonstances donnant un éclairage différent aux faits établis par la Commission et permettant ainsi de substituer une autre explication des faits à celle retenue par la Commission. Toutefois, le Tribunal a précisé que cette jurisprudence n’était pas applicable dès lors que la preuve de la concertation entre les entreprises ne résultait pas de la simple constatation d’un parallélisme de comportements sur le marché, mais de pièces d’où il ressortait que les pratiques étaient le résultat d’une concertation. Dans ces conditions, il incombe aux requérantes non pas simplement de présenter une autre explication des faits constatés par la Commission, mais bien de contester l’existence de ces faits établis au vu des pièces produites par la Commission ».
Ainsi, dès lors que la Commission ne dispose pas de « pièces », et que son analyse ne repose que sur le seul constat d’un comportement parallèle, les affirmations de la Commission peuvent être renversées par les sociétés mises en cause si elles parviennent à expliquer les faits autrement que par l’existence d’une concertation.
En l’espèce, les éléments de preuves de la Commission ont été jugés insuffisants.
Les SGC mises en cause ont donc pu donner des explications sur ce comportement parallèle et démontrer qu’il pouvait s’expliquer autrement que par une concertation.
Ces SGC ont ainsi expliqué que les limitations territoriales se justifiaient par la nécessité d’assurer une présence locale pour surveiller efficacement les utilisations, et notamment, lutter contre les utilisations non autorisées des œuvres musicales. Elles ont également justifié ce comportement par la nécessité d’éviter le nivellement par le bas des redevances, et garantir ainsi les revenus des auteurs, ainsi que par l’intérêt de maintenir des guichets uniques nationaux.
Or, le Tribunal a jugé que la Commission n’était pas parvenue à priver de plausibilité ces explications, de sorte que la Commission n’avait pas prouvé à suffisance de droit l’existence d’une pratique concertée relative aux limitations territoriales nationales.
4. Implications pratiques quant à la gestion collective des droits d’auteur
L’impact de la décision du Tribunal est limité, dans la mesure où elle n’a pas aboutit en elle-même à la modification des comportements incriminés.
En effet, plusieurs sociétés avaient déjà supprimé les clauses d’affiliation et d’exclusivité de leurs accords réciproques.
Certaines SGC avaient déjà également fait évoluer leurs pratiques en adoptant des initiatives en marge de la CISAC, leur permettant d’octroyer des licences pour des territoires plus larges que leur territoire national.
Il est toutefois intéressant de relever que plusieurs SGC avaient dénoncé dans leur recours le caractère politique de la décision de la Commission, et le fait que cette dernière cherchait en réalité, à travers l’adoption d’une décision relative à l’application de l’article 81 CE, à modifier le système de la gestion collective des droits d’auteur. Le Tribunal n’a pas fait droit à ces arguments.
Toutefois, il est intéressant de relever que la Commission a soumis une proposition de directive le 11 juillet 2012, visant à faciliter et à encourager l’octroi de licences multiterritoriales et à renforcer l’efficacité et la transparence des SGC.
Cette proposition de directive vise notamment à permettre à la gestion des droits d’auteur de répondre aux spécificités de l’utilisation de la musique sur Internet, pour laquelle l’octroi de licences pour une utilisation de musique sur tout le territoire de l’Union européenne présente un intérêt évident.
Le projet, qui a reçu l’aval de la commission des affaires juridiques du Parlement européen le 26 novembre 2013, doit encore obtenir celui du Parlement lors de sa séance plénière de février 2014, puis celui du Conseil.
Références : Arrêts du Tribunal de l’Union européenne du 12 avril 2013 dans les affaires T-451/08, T-442/08, T-434/08, T-433/08, T-432/08, T-428/08, T-425/08, T-421/08, T-420/08, T-419/08, T-418/08, T-416/08, T-415/08, T-414/08, T-413/08, T-411/08, T-410/08, T-401/08, T-398/08, T-392/08
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