Dans une affaire n’ayant aucun rapport avec un cas de blanchiment d’argent, un professionnel du droit avait été condamné à une peine d’amende par le Tribunal d’arrondissement de Luxembourg, siégeant en matière correctionnelle. La condamnation est confirmée par la 10ème chambre de la Cour d’appel de Luxembourg (arrêt N° 492/10 X du 8 décembre 2010, non publié), qui vient nous rappeler l’autonomie des règles de vigilance dans le dispositif de lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme.

La lutte contre le blanchiment a en effet deux aspects, définissant chacun une infraction: le volet répressif encadré par les articles 506-1 et 135-5 du Code pénal (prévoyant une peine d’emprisonnement d’un à cinq ans et une amende de 1.250 euros à 1.250.000 euros), et le volet préventif institué par la loi du 12 novembre 2004 (prévoyant une peine d’amende de 1.250 euros à 1.250.000 euros).

L’infraction de blanchiment peut être punissable indépendamment de toutes poursuites ou condamnations pour une des infractions primaires (sous-jacentes). Le mépris des règles de diligence peut quant à lui conduire à une sanction en dehors de toute poursuite pour un cas de blanchiment.

Les professionnels (entre autres, les établissements de crédit, PSF, notaires, réviseurs, assureurs, agents immobiliers, et dans une moindre mesure les avocats) doivent assimiler les deux types d’infractions dont ils peuvent être accusés en tant qu’auteurs, co-auteurs, ou complices. La loi de 2004 leur dicte leur façon de traiter un dossier et d’enquêter sur leurs propres clients.

Le rapport d’activité 2010 de  la Cellule de Renseignement Financier renseigne que le non respect des obligations professionnelles est une réalité: 12 procédures pénales ont été ouvertes du chef de violation des obligations professionnelles et trois condamnations sont intervenues, dont celle prononcée par l’arrêt de la 10ème chambre de la Cour.

Les faits sont ici rappelés:

Le 11 mars 2009, la Cellule de Renseignement Financier (CRF) reçoit, en application de l’article 5 (1) a) de la loi modifiée du 12 novembre 2004 précitée, une déclaration d’opération suspecte de la part d’un notaire.

Ce notaire informe la CRF, qu’ayant été en charge de la rédaction d’un acte de vente d’un immeuble à Luxembourg avec la société SOC1 comme acquéreur, il avait demandé au conseil juridique de cette société de lui communiquer l’identité du bénéficiaire économique de cette société. Il avait reçu comme réponse qu’il s’agissait de la société chypriote SOC2. Sur insistance de l’étude du notaire quant à la désignation des personnes physiques détenant cette société, le conseil juridique avait refusé de les lui communiquer, soutenant que le notaire qui avait procédé à la constitution de la société n’avait pas autant d’exigences exagérées.

Le 9 juin 2009, sur base de ces données, le Parquet a ouvert une enquête du chef d’infractions aux articles 3 et 9 de la loi modifiée du 12 novembre 2004, contre le notaire ayant procédé à la constitution de la société SOC1 identifié comme étant Me X.

Les pièces du dossier répressif ont révélé que la constitution de la société SOC1 a été commandée par une prestigieuse étude d’avocats de la place qui avait transmis au notaire un certificat de bénéficiaire économique. Aux termes de ce certificat, la société SOC2, société chypriote, déclare être le bénéficiaire économique de la société SOC1. Sur base de ce certificat ainsi que d’un certificat de blocage portant sur la somme de 12.500 euros, représentant le capital social, que le 30 janvier 2009, le notaire Me X a constitué la société SOC1.

Plus de six mois après la constitution de la s.à r.l., Me X a envoyé un email aux enquêteurs les informant qu’il venait de recevoir l’information de la part de l’étude d’avocats que le bénéficiaire économique de la SOC1  serait un trust dont le fondateur et principal bénéficiaire serait Monsieur A.

Le dossier révélait par ailleurs que Me X a déclaré avoir « effectivement manqué de demander plus de details sur le bénéficiaire économique ». Après avoir reçu le document relatif au bénéficiaire économique de la part de l’étude d’avocats, il ne se serait pas posé davantage de questions. Il soutient n’avoir eu aucune intention frauduleuse dans ce dossier et de s’être fié aux informations qui lui ont été transmises.

Enfin, Me X déclarait qu’il avait procédé par la suite à une augmentation du capital de la société SOC1 (de 12.500 à 1,5 milliard d’euros) sans cependant disposer à ce moment d’un certificat signé relatif au bénéficiaire effectif de celle-ci.

Les conseillers ne sont pas attardés sur le moyen d’inconstitutionnalité de la loi de 2004 rejeté par les premiers juges. Ceux-ci avaient en effet toisé une question préjudicielle, posée par l’avocat du prévenu, relative à la conformité de l’article 9 de la loi du 12 novembre 2004 à l’article 14 de  la Constitution. Les premiers juges avaient répondu (jugement n° 1600/2010 du 4 mai 2010, non publié, rendu par le Tribunal d’arrondissement de Luxembourg siégeant en matière correctionnelle), en commençant par citer l’article 1er du Code pénal:

“L’infraction que les lois punissent d’une peine criminelle est un crime. L’infraction que les lois punissent d’une peine correctionnelle est un delit. L’infraction que les lois punissent d’une peine de police est une contravention.”

C’est la peine définitivement infligée qui donne au fait sa vraie nature : criminelle, correctionnelle ou de police (cf G. SCHUIND, Traité pratique de droit criminel, 1.1, p. 108).

L’article 9 du Code penal dispose que, l’amende en matière criminelle est de 251 euros au moins. Aux termes de l’article 16 du Code penal, l’amende en matière délictuelle est de 251 euros au moins et l’amende en matière de police, en application de l’article 25 du même Code est de 25 euros au moins et de 250 euros au plus, sauf les cas ou la loi en dispose autrement.

II resulte de I’article 9 de la loi modifiée du 12 novembre 2004 relative à la lutte contre le blanchiment et contre le financement du terrorisme que : « Sont punis d’une amende de 1.250 euros à 125.000 euros ceux qui ont contrevenu sciemment aux dispositions des articles 3 a 8 de la présente loi.» (ndlr: la loi du 27 octobre 2010 a aggravé cette peine pour la porter à 1.250.000 euros)

En matière criminelle, l’amende est toujours une peine accessoire et ne peut jamais être prononcée seule, tandis qu’en matiere correctionnelle et de police, elle est tantôt une peine principale, tantôt une peine accessoire (G. SCHUIND, Traité pratique de droit criminel, t. I, p. 124).

Comme l’article 9 précité ne prévoit qu’une peine d’amende, il ne peut pas s’agir d’une peine criminelle. Pour que cette amende puisse être considérée comme une amende de police, il faudrait que la loi spéciale l’instaurant le précise. La loi modifiée du 12 novembre 2004 ne disposant pas que l’amende y prévue est une amende contraventionnelle il y a lieu de retenir qu’il ne peut s’agir que d’une peine délictuelle.

La question de constitutionnalité étant dénuée de tout fondement, il n’y a pas lieu de saisir la Cour Constitutionnelle.

Les magistrats statuant en degré d’appel, analysent directement la question de l’obligation de vigilance et explicitent quelques notions:

L’article 3 (2) b) de la loi modifiée du 12 novembre 2004 relative à la lutte contre le blanchiment et contre le financement du terrorisme prévoit à charge de certains professionnels, dont le notaire, une obligation de vigilance à l’égard de la clientèle qui consiste dans l’identification du bénéficiaire effectif de son client.

Aux termes de l’article 1er(7) de la même loi, le bénéficiaire effectif est toute personne physique qui, en dernier lieu, possède ou contrôle le client et/ou toute personne physique pour laquelle une transaction est exécutée ou une activité réalisée.

(…)

Toute infraction comporte, outre un élément matériel, un élément moral qui consiste dans l’intention d’enfreindre sciemment et librement la loi pénale. Une infraction n’est en effet punissable que si elle a été commise avec connaissance et volonté. L’agent doit avoir pu connaître la loi pénale et son acte doit être le résultat d’une volonté libre, en d’autres termes il ne doit pas y avoir été contraint par une force extérieure. L’agent doit savoir que l’action qu’il va commettre est illégale et cependant la vouloir dans la plénitude du libre arbitre.

La loi peut mentionner expressément l’élément moral de l’infraction en employant des termes comme « sciemment, à dessein, intentionnellement ». Ces expressions sont cependant surabondantes, car elles n’ajoutent rien à la notion de dol général. Si le legislateur exige en outre un mobile spécial consistant dans une intention de nuire ou frauduleuse, il emploie les termes « méchamment, frauduleusement ou à dessein de nuire » (Constant, Manuel de droit pénal, T1, p. 127).

La loi du 12 novembre 2004 a inséré le terme « sciemment» audit article 9, estimant que le non-respect des obligations professionnelles destinées à lutter contre le blanchiment ne doit être puni pénalement que lorsqu’il est commis intentionnellement. L’emploi du terme « sciemment » ne conduit cependant pas à subordonner ces infractions à la preuve d’un dol spécial.

Les conseillers continuent:

C’est encore à bon droit que les premiers juges ont dit qu’en application de l’article 3 (4) de la loi l’identification du client et du bénéficiaire effectif doit avoir lieu avant l’établissement de la relation d’affaires, en l’occurrence la passation de l’acte notarié et qu’ils ont constaté que tel n’avait pas été le cas en l’espèce, le notaire n’ayant fourni l’identité du bénéficiaire effectif qu’en date du 3 août 2009 dans le cadre de l’enquête pénale, soit bien après la fin de la relation d’affaires. Contrairement à la vérification de l’identité du bénéficiaire effectif, la connaissance de son identité est en effet une obligation préalable à toute relation d’affaires et dont l’exécution ne saurait être différée, l’article 3 (4) alinea 2 de la loi ne s’appliquant qu’à la vérification de l’identité et non à la connaissance de celle-ci.

Un professionnel ne peut donc pas se reposer sur l’identification faite par un autre professionnel, fut-il un prestigieux cabinet d’avocats de la place, car cette obligation est personnelle et préalable à la transaction.

Le prévenu faisait ensuite plaider l’erreur: il aurait atténué son obligation de vigilance en croyant que son client était un établissement financier. Il eut été difficile pour un professionnel du droit d’avouer sa méconnaissance d’une quelconque règle.  La Cour n’a cependant pas retenu l’erreur de droit invoquée par le prévenu.

Le prévenu ne saurait alléguer avoir commis une erreur concernant les conditions d’application de l’infraction, en l’occurrence en admettant erronément que son client était un établissement financier auquel l’obligation de vigilance de l’article 3 (2) b ne s’appliquerait pas.

L’erreur de droit ainsi invoquée ne constitue une cause de justification que si elle est invincible. Or l’erreur invincible est celle qui résulte d’une cause étrangère, qui s’apparente à la force majeure. Tel n’est pas le cas en l’espèce, le prévenu en sa qualité de professionnel et en raison des obligations légales précises pesant sur lui en cette qualité en matière de lutte contre le blanchiment, n’étant pas admis à faire valoir sa négligence dans la vérification de l’accomplissement des formalités légales dont il ne conteste pas avoir eu connaissance.

” Ignorantia juris non excusat”…

Quoique ce professionnel fut sous la pression de son client au moment des faits (une société devait être constituée en moins de 24 heures), il n’est pas excusé par les magistrats qui retiennent que le notaire devait identifier le bénéficiaire économique avant la passation de l’acte. Le notaire n’a pas été admis à argumenter avoir agi sous une quelconque contrainte pour échapper à sa responsabilité:

Me X n’est pas davantage admis à argumenter avoir agi sous une quelconque contrainte élisive de sa responsabilité pénale, telle l’urgence, qui laisse d’être établie. Il est en effet constant que le certificat relatif au bénéficiaire économique lui avait été envoyé la veille de l’acte et que le prévenu reconnaît l’avoir vu et l’avoir classé dans son dossier, de sorte qu’il aurait pu demander et obtenir en temps utile des renseignements supplémentaires au sujet du bénéficiaire économique avant la passation de l’acte notarié.

 

La loi de 2004 n’est pas un modèle didactique de mise en oeuvre pratique des obligations professionnelles y contenues. Le code de conduite dicté par la loi (elle-même modifiée par 6 autres lois), par les règlements grand-ducaux (qui, en la matière, n’ont qu’une d’une durée de vie très limitée…), les circulaires émises par les régulateurs des divers types de professionnels, est complété par cette décision de la Cour qui a le mérite d’expliciter certaines notions.

L’arrêt souligne que la négligence ne peut être excusée et reste pénalement répréhensible en dehors de tout cas de blanchiment. Cette décision est l’une des premières au Grand-duché. Le Parquet peut s’en prévaloir et les professionnels seraient bien avisés d’avoir leurs dossiers en ordre. Ainsi, en cas de perquisition, si des dossiers mal tenus devaient être trouvés inopinément par le Parquet, cette découverte suffirait à déclencher des poursuites contre le professionnel.

La plupart des obligations professionnelles ne sont toujours pas formulées de manière suffisamment précise. La réglementation de la lutte contre le blanchiment, malgré sa jeunesse, est déjà une matière complexe et mouvante. Une 4ème directive blanchiment est de surcroît en préparation par les instances européennes. Cela ne laisse pas augurer une amélioration de l’insécurité juridique vécue quotidiennement par les professionnels.

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